La lézarde du monde
Xavier Girard
Xavier Girard enseigne l’histoire de l’art à l’université de Provence. Critique, producteur à France Culture et conservateur du patrimoine, il a notamment publié Matisse, une splendeur inouïe (Gallimard), Le Bauhaus (Assouline), Méditerranée (Assouline) et Les Années Fitzgerald : la Côte d’Azur, 1920-1930 (Assouline).
Moins une construction qu’une façon d’être, moins une forme architecturale qu’un style de vie, la cabane est une maison et le contraire de la maison. On ne l’habite pas, on y est de passage et pour le seul plaisir. Un plaisir qui ne s’explique pas, ne s’enseigne pas, mais se déclare volontiers. Le cabanonnier (puisque tel est le nom qui distingue l’utilisateur de la cabane de l’habitant ordinaire) vous le dira, goguenard : au cabanon on n’a rien d’autre à faire que d’être le plus heureux possible. Etre au cabanon est une chance et une fête. Au “château” de la Redonne, une ancienne cantine dortoir de cheminots posée à l’à-pic de la mer où il séjourne en 1926-1927, Blaise Cendrars le dit bien : en pareil endroit, “le seul fait d’exister est un véritable bonheur”.
Qu’on l’appelle cabanon, cabane ou cabin (ou bien encore cagna, marmite, cylindre, “thé tango”, trou à cochon, villa trois pommes ou “your little boudoir” comme Jacques Vaché), on y est à bonne distance du domicile, à l’autre bout de l’endroit où l’on vit. Ce choix pourtant n’a rien de très concerté, le cabanonnier n’est pas un stylite tenté par la vie angélique, son ambition culmine dans l’instant. Il ne rêve pas d’une autre vie, ne se projette pas dans un autre monde ; le cabanon est un idéal pratique, accessible au commun des villégiateurs. Le monde tel qu’il l’entrevoit depuis le cabanon lui agrée tout à fait : tout près d’ici, abrité sommairement des dangers, ouvert sur la “vue”, au bord d’un paysage magnifique, la mer toute proche. Il suffit d’un peu de suite dans les idées, d’un peu de débrouillardise, quelques rudiments d’existence collective, auxquels ajouter le goût de boire entre amis, de rire et de manger tant et plus, d’un abri de fortune pour la sieste et c’est le paradis.
Son emplacement, à la lisière, est une veine, une opportunité qui laisse une grande place à l’improvisation. Quand Le Corbusier a l’idée, le 30 décembre 1951, d’édifier un cabanon “sur un bout de rocher battu par les flots” au cap Martin, c’est, dit-il, en le dessinant “sur un coin de table, dans un petit “casse-croûte” de la Côte d’Azur” pour en faire cadeau à sa femme. En dépit de ses tracés régulateurs et de son organisation fonctionnelle, sa “villa” de rondins restera sans portée générale ; c’est une économie de bout de ficelles, une œuvre de “coin de table”, une idée de “bout de rocher” qui naît du site lui-même.
On y est “au large et sur le doux” comme Ulysse dans la cabane d’Eumée. Mais ce large peut n’être pas très loin, entre la plage du Cabé et le cap Martin, juste à côté de L’Etoile de mer, un bistrot de pêcheurs et de E 1027, la villa d’Eilen Gray, à deux minutes de la gare de Roquebrune. Un saut à peine sépare le chêne où Le Baron perché à élu domicile de la demeure familiale. La cabane, le “bon petit port” de Thoreau, est à deux pas de Concord (Massachusetts). Les cabanons marseillais sont dans la ville ou sur ses franges. Aller au cabanon n’est plus une expédition ; on ne quitte pas le monde, on lui tourne seulement le dos pour quelque temps. L’espace d’un aller-retour, on y est en voyage. Le cabanon est un autre bateau, le prolongement du pointu, une caravane échouée sur l’estran comme à Beauduc, une maison en voyage. On y entrepose le nécessaire de la pêche ou de la chasse ; c’est une resserre pour le grand dehors, une base avancée pour se tenir au plus près du monde extérieur.
On y pratique au jour le jour “l’art de la vie”, seul ou avec les autres, en se consacrant à des bribes de tâches qu’on se plaît à énumérer devant le visiteur. Rien de fastidieux, rien de contraint ne doit peser sur les activités du cabanon ; toutes se valent, toutes sont également nécessaires ; on y exerce comme Robinson ou Sitting Bull, avec le même bonheur, tous les métiers. Ecoutez les cabanonniers, ils ne s’ennuient jamais : “Il y a toujours quelque chose à faire”, entend-on comme un refrain.
Ainsi Jack Kerouac troquant sa “morne cellule” de San Francisco pour les bois de Big Sur, ce “paradis terrestre familier” au bord de l’océan. Arrivé un jour “en grand secret à la cabane” (qu’il nomme aussi son bungalow) pour y être enfin “seul et tranquille” l’écrivain se surprend à “parler tout seul”, “marcher”, cuire “son propre pain”, “se bricoler un lit”, “se rouler ses cigarettes” et “faire l’inventaire de son sac”, sans oublier, à la manière du sage marmottant : “la non-activité”. Malgré les obstacles et les inconvénients, le poêle à bois qui enfume, l’absence de stores, l’attaque du bourdon et le paysage inhumain, pour qui s’est mis en tête “de penser, d’observer, de rester concentré”, loin des “dissipations” de la grande ville, son logis, note l’écrivain, est irréprochable et “tout finit par être merveilleux”, “tout est paradis”. Une vie neuve commence. “Il s’agissait, écrit Le Corbusier, dans une pièce unique, […] de dormir à deux (en lits séparés), faire un brin de toilette, demeurer aux heures chaudes de l’été ou pluvieuses de l’hiver, s’adonner aux plaisirs de la lecture, de l’écriture, du dessin tout en jouissant de la vue magnifique…” On ne décrit pas le cabanon, on énonce ce qu’on y fait, par bribes, délicieusement.
Henry David Thoreau (1817-1862) fait de même vers la fin du mois de mars 1845 quand “ayant emprunté une hache” il s’enfonce “dans les bois qui avoisinent l’étang de Walden”, à deux kilomètres de Concord où il vit tout près de Emerson, dans la ville de Hawthorne et de Melville, pour y construire de ses propres mains, “avec l’aide de quelques-unes de [ses] connaissances”, non “un work-house, un labyrinthe sans fil, un musée, un hospice, une prison ou quelque mausolée” mais, à la façon des cabanes de cheminots, “l’abri absolument nécessaire” qui va devenir, pour un temps, son espèce de “centre d’affaires”.
Au lieu de le fabriquer de toutes pièces avec des matériaux neufs et coûteux, il choisit d’acquérir la mauvaise maison d’un citoyen de Concord, “sombre, visqueuse et malsaine, entourée d’ordures”, de la démonter et de la remonter tel un wigwam, pour y mener, “avec le minimum d’obstacles”, au bord d’une Méditerranée miniature, peuplée de divinités homériques, “une vie primitive et de frontière, quoiqu’au milieu d’une civilisation apparente”.
Son ouvrage terminé, le jour de l’Independance Day, il le trouve tellement à son goût que sa case, “exposée au grand air, non plâtrée”, lui semble “faite pour recevoir un dieu en voyage”. Dès le lendemain, réveillé par le cri des oiseaux (grivette, litorne, scarlatte, friquet, whip-pour-will), il commence ses observations. Tout lui paraît également digne d’attention, jusqu’au léger bourdonnement du moustique. “Il y avait là, écrit-il dans son Journal, quelque chose de cosmique.”
L’hôte de la cabane est à la fois absorbé par ses tâches pratiques et sur le qui-vive, guettant dans l’entrebâillement des planches (sa “lézarde du monde”), à travers une trouée d’arbres, le surgissement de la vie : “les apparitions furtives des loutres, bécasses, ratons laveurs, tourterelles, écureuils”, mais aussi le “frémissement impénétrable des marais”. Certain matin, note Thoreau, encore ébloui : “Il m’arrivait d’entendre quelque frais et délicat rameau soudain retomber à la façon d’un éventail jusqu’au sol, en l’absence du moindre souffle d’air, brisé par son propre poids.” L’hôte de la cabane fait l’expérience de cette “concision” sensorielle. Dans les calanques, je reconnais les sons avec l’acuité du rêve. Je perçois avec une égale netteté les froncements de l’air à la surface de l’eau, le rythme d’un moteur, le scintillement des pins, le cri des enfants au loin, l’ombre d’un nuage sur la paroi ou le tap-tap des drisses contre les mats des voiliers à l’amarre. Au lieu de lui résister je laisse le monde s’infiltrer jusqu’à moi comme à travers une treille les taches du soleil et les bruits assourdis de la baie. La cabane, note Marc Augé, est bien filtre et philtre en même temps : filtre, elle “épure les sons et les lumières”, philtre, elle “transforme les trivialités du quotidien (éclats de voix, transistors, klaxons) en rumeurs de bonheur, et fait aimer le monde en lui restituant à la fois la distance et l’intimité”.
Elle est alors une sorte de vêtement, “le vêtement le plus extérieur”, une enveloppe épidermique d’autant plus réactive qu’on y vit à peu près nu. Pour Thoreau, qui compare sa cabane à un “tégument cellulaire”, elle est aussi un hybride de peau, de survêtement et de maison. Les mêmes cabanonniers qui la déclarent trop petite pour habiter la jugent bien suffisante pour y loger tout le monde, comme si la géométrie de la cabane était d’un autre ordre que celle de la maison à la manière de la “petite maison avec des pièces immenses” du conte.
On s’y sent plus léger, comme en suspens, ainsi René Char “dans la chambre de Fureur et Mystère, devenue légère et qui peu à peu développait les grands espaces du voyage”. D’ailleurs on y réside à peine. Thoreau n’y reste guère plus de deux ans, par intermittence. Montale n’y fait que de rares séjours, toujours sous la menace d’en être délogé. On n’y est jamais tout à fait tranquille, jamais tiré d’affaire, jamais entièrement à l’abri de l’exclusion. C’est pourquoi on la compare souvent à la hutte dans l’arche ou à une maison dans les airs qu’un souffle pourrait renverser comme la maison de One Week (La Maison démontable, 1920) de Buster Keaton. Heidegger en 1930-1931 y pratique seulement ce qu’il nomme “la halte de la hutte”. C’est un lieu de passage ou le souvenir d’un passage comme les cabanes de Soukkoth construites en mémoire des fragiles cabanes de nuées, les maisons immatérielles édifiées par les Hébreux lors de la traversée du désert. A peine s’y réfugie-t-on quelques instants pour s’abriter de la pluie, le temps de recouvrer ses forces ou pour y prendre ses quartiers d’été que le départ est déjà proche, programmé, qui éloigne la mort de ses parages.
Cet aspect temporaire, si présent dans les cabanes de cinéma, est encore plus net quand on est convaincu de profiter d’une faille dans le maquis du POS. L’illégalité, réelle ou non, est indispensable à la cabane. Les menaces de toutes sortes qui pèsent sur elle confortent l’idée qu’on y vit une situation d’exception, sur des confins à protéger. Sans entorse à la loi ou sans arrangement provisoire avec elle, l’endroit serait soumis à l’autorité pérenne de la maison à laquelle il fait justement concurrence. Car on y est supposé s’affranchir des hiérarchies sociales, jusqu’à un certain point, dans les limites d’une solidarité et d’une égalité déclarées dont on aime à exagérer les signes apparents. André Suarès, qui n’aimait ni les cabanes ni les oursins, ne pouvait mieux s’y laisser prendre : “Ils vivent débraillés, écrit-il dans Marsilho des habitants des bastides et des cabanons de Marseille, sans la moindre contrainte, partant sans la moindre élégance : ils sont donc heureux d’un bonheur un peu dégoûtant. Mais qui peut chicaner l’homme sur sa félicité ? N’est-il pas admirable que tout un peuple ait trouvé la recette du bonheur, fût-il assez plat pour la confondre avec celle d’une pommade à l’ail et d’une soupe de poisson ?”
L’essentiel est pourtant ailleurs, en vertu d’un idéal de groupe qui ferait de chacun, sur les marges de l’espace social, “son propre maître” ou “son propre centre” (autre antienne du cabanon) et tout en même temps l’égal de son voisin. Qu’il séjourne à Walden, Sormiou ou Big Sur, le cabanonnier siège au milieu de l’espace, il est sa propre maison et le centre d’un réseau d’amis qui desserrent l’étau familial.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, s’il en est parfois le propriétaire, il n’en fait pas montre ou rarement, ce qui n’interdit pas d’user du possessif. Thoreau ne voulait pas avoir “les doigts brûlés” par la possession effective de son bungalow. On y est “chez soi” mais d’une autre façon que dans la maison. Parce qu’on y est plus libre, plus intrépide ou plus contemplatif et parce que, on le sait bien, ce n’est pas ici, à deux doigts du sol, au-dessus d’une crique, que l’on va fonder quoi que ce soit. Si elle tient bon au rocher ou à l’arbre auquel elle s’encorde, la cabane est sans fondation, pas de cave, aucun ancrage dans la profondeur du temps, aucune “voix du peuple” n’en fait sa demeure. A Morgiou, sur les rochers qui font face au large, les cabanes de bois semblent à peine tenir au paysage, comme dans l’attente du coup de vent qui leur fera prendre la mer.
Si on en use de plus en plus comme d’une résidence secondaire, on tient à la distinguer des maisons où l’on réside par surcroît. On y énumère ce qu’on n’y trouve pas, ou en très petite quantité, ce peu de confort, ce “pipi d’eau” de la douche, cette économie de pionnier, ce style sans style dont on tire une sorte fierté.
On n’y fait “aucun effort” inutile, aucune concession à l’esthétique de la maison ; recyclant un mobilier de rebut, on y pratique la confusion des genres et le second degré. Rien ici ne prête moins à conséquence que les fautes de goût, les horreurs kitsch, l’impureté généralisée. Son registre est le réemploi, le bricolage ingénieux ou “artiste”, l’épars, l’impur, le composite, le kaléidoscope des goûts. L’hétérogénéité du petit “pratique” protège la cabane des diktats univoques du style.
A l’inverse encore de la maison encombrée avec ses recoins obscurs et ses murs de protection, c’est un lieu qui ne recèle aucune armoire à clefs, aucune cachotterie, aucun secret de famille. Son hôte la fait visiter comme pour bien montrer qu’elle n’y a rien à cacher, avant d’inviter à prendre place au-dehors, sous la tonnelle autour de la grande table à festins. L’univers alentour n’est pas moins exposé à la vue que son aspect extérieur.
Ce n’est pas non plus une “bastide en raccourci”, une maisonnette, ou une maison par défaut, pas même un bastidon, n’en déplaise à Mistral. Rien à voir avec les modèles réduits, les cahutes, les maisons de poupée. “Toute case est plus large que ses murs, écrit Patrick Chamoiseau : c’est une vie qui fonctionne.” Son espace est une variable du corps comme la cabane de troncs d’arbres que décrit Le Clezio dans Terra Amata : “sans meubles, sans plancher ni plafond, avec juste deux fenêtres, l’une derrière vous, l’autre sur le mur d’en face” et dont les dimensions changent à volonté “comme si on tirait sur de très gros élastiques”. Mesurer à l’aune d’un appartement le maset de Nîmes, la cabane-caravane de Beauduc ou la baraquette sétoise est un contresens. La cabane ne connaît pas de plan, elle est toujours d’une certaine façon à la fois la cachette idéale et hors d’elle-même, en expansion, dans la démesure de son paysage.
Les dénominations priment ici la description, réputée impossible. “Un cabanon, c’est pas une cabane”, dit tout haut une chanson marseillaise. Il ne se dérobe pas mais s’offre au regard. Sa vocation n’est pas individuelle, c’est la famille entière qui s’y transporte et l’enfance n’est pas son seul horizon. Ce n’est pas non plus une baraque dressée à la vavite, sans ordre et sans solidité, où l’on se tient le cœur serré. Seul le bonheur y a droit de cité. S’il est de petite taille et d’apparence fragile, il ne se confond pas pour autant avec une bicoque, un endroit si exigu qu’on s’y cogne aux murs et si mal arrimé qu’on y lutte contre le vent et la pluie qui finiront par l’emporter comme dans La Ruée vers l’or la cabane des orpailleurs. Sa mesure a beau être étroite, on s’y sent à son aise. La cabane est à la taille de la vie et sa fragilité est trompeuse.
De plus, si le bungalow de Kerouac ou de Thoreau est d’emblée un abri, il n’a pas toujours été conçu pour l’habitation des hommes. Pierre de Galatée avait bien pris possession d’un tombeau qui ne lui appartenait pas. C’est souvent une cabane aux outils, un hangar à bateau, une soupente qu’on a aménagé avec les moyens du bord. Son hôte actuel en a fait une sorte de maison “pour vivre”, mais il a gardé de ce retournement premier (cabaner, en langue marine, signifie bien chavirer, verser) un côté hors normes qu’il vante comme une liberté conquise. Les outils de pêche y sont toujours suspendus en bon ordre, la soupente a gardé ses parades et l’on y arbore tout ce qui peut rappeler sa vocation première de cafouillis de pêcheur. C’est que la cabane est l’endroit d’une métamorphose continue. Descartes entre dans son “poêle” soldat et en sort philosophe ; le Petit Chaperon Rouge y devient une jeune femme ; Peau d’Ane s’y change en princesse ; Mouchette y fait l’expérience de la rédemption ; l’équipe d’Amarcord se reconstitue ; Montale y rêve d’une autre vie.
En réalité, il est tout le contraire d’une petite cabane. Pourtant ses liens de parenté avec elle sont plus nombreux qu’il n’y paraît. Comme elle, il est impossible à définir, il a partie liée avec le plaisir et la transgression. “Le décrire, notait Bachelard, ce serait le faire visiter.” Mais comment visiter la figure du dehors ? Le miroir apposé contre la porte des cabanons, tourné vers l’extérieur, nous en donne la clef.
POUR CITER CET ARTICLE:
Xavier Girard « La lézarde du monde », La pensée de midi 3/2003 (N° 11), p. 161-164.
URL :
www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2003-3-page-161.htm.
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