Gilles A. Tiberghien, Notes sur la nature, La
cabane et quelques autres choses, 2005.
Voici un petit ouvrage — une
poétique de la cabane — précieux pour le jeu intellectuel qu’il rend possible.
S’agissant de la cabane (réelle), il se construit comme une cabane (fragile,
provisoire) afin de mieux souligner que la «cabane» correspond surtout à un
état d’esprit (celui du chercheur ?).
Diverses
circonstances conduisent l’auteur à pratiquer les notes (chaque série de notes
est déjà publiée, mais elles sont toutes rassemblées dans cette édition), sur
des carnets, notes dont l’aspect hétéroclite (volontairement) ne fait pas autre
chose que de mettre l’accent sur les idées de montage et d’instabilité, à la
manière même de ce qu’est une cabane. Fragile et provisoire, cette dernière ne
se contente pas de présenter un abri pour les pensées, elle offre un modèle à la
pensée.
Spécialiste du Land Art dont Kenneth
White affirmait que son « travail de géopolitique viserait à explorer les
chemins d’un rapport sensible et intelligent à la terre » (in
Géopolitiques et arts plastiques, Colloque d’Aix-en-Provence, Pup, 1999, p. 85), l’auteur ne cesse de
s’inquiéter des ouvrages qui s’installent dans la nature. Il sait fort bien
d’ailleurs qu’existent des artistes qui travaillent sur l’idée de cabane (Chris
Drury, Melvin Charney, quelques artistes au festival des jardins de Chaumont,
etc.). Et de même, que le thème de la cabane est un classique de l’architecture
(dont on trouve les derniers moments publics chez Le Corbusier). C’est à tous
ces titres qu’il lui est loisible d’aborder ce thème et d’en faire jaillir
quelques idées lumineuses, pour les chercheurs.
La cabane et la maison.
Tout d’abord quelques considérations de
construction. La cabane se distingue de la maison (et de la cabine aussi) à plus
d’un titre. Elle ne comporte aucune fondation, elle constitue un habitat de
secours, elle peut être rapidement abandonnée, renvoie à des soucis écologiques,
et surtout ne s’institue pas à partir d’un seuil. La cabane brouille le rapport
intérieur/extérieur, elle est dans la nature, et elle en étend indéfiniment
l’espace. Un grand abri à l’air libre, disait Henri-David Thoreau.
En revanche, la maison, ou encore la demeure,
dispose de fondations, a quelque chose de stable et de durable que la cabane
refuse ou réfute. Elle est plus urbaine dans l’ensemble, et, justement, impose
d’abord un seuil, une démarcation, dont tous les urbains sont les produits.
À cet égard, il n’y a pas de continuité de la
cabane à la maison, contrairement à ce qu’on affirme depuis longtemps. « Mon
idée, en effet, est que la cabane est dans un rapport de discontinuité par
rapport à la maison » (p. 41).
« Histoire » de l’architecture.
Pour comprendre l’allusion, il faut revenir à
l’histoire et à l’enseignement de l’architecture. Lorsque ces disciplines se
sont constituées (à l’âge classique), elles se sont appuyées sur le concept de
progrès, si prégnant dans ce cadre. La figure décisive des démonstrations est
alors celle de Robinson Crusoé, celle qui reviendra dans des récits constamment
répétés (de Daniel Defoe à Thoreau, en passant par le Robinson Suisse et
quelques autres : une vie dans une cabane par accident ou par choix, et les
aventures y attachées). La cabane, c’est l’abri primitif et l’abri du primitif,
dans une théorie du progrès.
En bref, un moment originaire. Il fallait bien
répondre à la question suivante : l’homme peut-il vivre dans un espace infini ?
Réponse : certes non, dans l’infini l’humain n’est pas chez lui. Il lui faut des
limites et dresser un cadre limité pour ses actions. De là la naissance de
l’expérience du fermé/ouvert, cette expérience du sol et de l’environnement, de
la sortie et de l’entrée, expérience qui ne s’accomplit pas sur des fondations
(puisqu’il s’agit d’une cabane) mais qui est fondamentale.
Faut-il rappeler que, dans le récit des
origines, l’homme (Adam ?), après s’être allongé sur le gazon, abrité du soleil
sous les frondaisons et protégé de la pluie dans des grottes, toutes choses dont
il observe rapidement les limites, finit, insatisfait des négligences de la
nature, voire de Dieu, par se construire un logement qui le couvre sans
l’ensevelir : la cabane.
À dire vrai, cette « histoire » nous vient de
Vitruve, dans le deuxième de ses Dix Livres d’architecture (1673). Les
hommes auraient donc fabriqué des cabanes afin de s’abriter en prenant pour
modèle les animaux, donnant ainsi naissance à l’architecture.
La cabane est par conséquent
l’architecture des origines, une proto-architecture, à partir de laquelle, par
cumul, sont nés le temple d’abord (une cabane avec fronton), puis la maison,
l’immeuble, etc. Chacun peut consulter sur ce point la thèse de M-A. Laugier
(Essai sur l’architecture, 1755, Paris), celle de Gottfried Semper
(The Four Elements of Architecture), mais aussi leurs répercussions en
philosophie (Jean-Jacques Rousseau, Friedrich von Schiller, GWF. Hegel, etc.).
L’Amérique et ses cabanes.
Et puis, derrière tout cela, il y a
Henri-David Thoreau, à travers Walden, ou la Vie dans les bois. Comment
oublier qu’à quelques miles de la cabane occupée par l’auteur (dans le Vermont),
le poète américain avait planté sa propre cabane. Et lorsqu’on commence à lire
Walden, on croit qu’on va seulement lire un livre d’aventures, une
sorte de robinsonnade, encore. Ce qui n’est pas tout à fait exact.
Alors que cherche Thoreau ? À dire vrai, la
réponse obtenue par Tiberghien l’est au travers de la philosophie de Stanley
Cavell. Une épopée et une œuvre philosophique. Ou encore ce beau commentaire :
« Walden est le tamis d’un texte à travers lequel nous remontons aux sens d’une
écriture que nous scrutons pour mieux nous égarer » (p. 30). Si Thoreau a raison
quelque part, concernant la cabane, c’est en ce qu’il affirme que le reflet d’un
paysage dans mon esprit est ce qui me permet de le saisir vraiment. Quand on
sait ce qu’est un paysage, on admire la tautologie.
Mais il est possible de prolonger l’analyse.
Ce que fait habillement l’auteur, qui nous offre aussi une exploration des
témoignages de Thoreau concernant la façon dont on construisait les cabanes
(19e siècle).
La cabane : un lieu psychique.
Encore, en fin de compte, l’auteur ne
désire-t-il pas enfermer la cabane dans une théorie de l’architecture. Et même,
il aurait plutôt un désir opposé. On n’a jamais vu un enfant construire sa
cabane en dessinant tout d’abord des plans d’architecte. La cabane est d’abord
une rêverie, comme dirait Gaston Bachelard. Elle est un espace de pensée et un
espace pour la pensée. Refuge, retraite, dérive, exploration, la cabane a
surtout à voir avec la déconstruction mentale.
Là est le point. Et l’auteur ne cesse d’y
revenir. Bien sûr, il y a eu D.W. Winnicott pour en parler correctement,
quoiqu’il s’agisse des enfants. Une cabane, en effet, est « un refuge solitaire,
précaire, et n’obéissant à aucune règle de construction ni d’établissement »
(p. 122).
Comment conclure ? Que chacun a une cabane
dans la tête ? Un peu facile, sans doute. Que chacun est une cabane ? C’est déjà
plus pertinent. Plus certainement encore, que la cabane prête à une rêverie
poétique susceptible d’interroger nos stabilités, nos habitudes, nos certitudes
d’urbains, notre rapport intérieur-extérieur, etc.
En quoi et à quoi tient la cabane ? À la
conscience que nous pouvons prendre des relations que nous voulons ou pouvons
entretenir avec les autres et avec la nature.
On peut donc faire rêver un objet, au sens
bachelardien, c’est-à-dire apprendre à rêver ou à mettre en question des
catégories mentales toujours déjà figées. Leçon de chercheur….. à l’adresse
moins de sa cabane, que de ses collègues.
- Gilles A. Tiberghien,
Notes sur la nature, La cabane et quelques autres choses, Paris, Le
Félin, Collection La marche des temps, 2005. 160 pages, 17 euros.
No hay comentarios:
Publicar un comentario